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Thérapeute en milieu rural 2/3 : des concurrents directs inattendus

Dernière mise à jour : 19 juil. 2022


Quatre mois après le début de mon activité, j’ai réalisé que je rencontrais des « concurrents » auxquels je ne m’attendais pas.


J’utilise « concurrents » ici non pas tant dans un sens économique (quoique), mais plutôt pour décrire des mécanismes utilisés par les personnes pour trouver un soulagement aux souffrances qu’ils endurent. Ces effets « concurrents » me semblent présenter l’avantage d’être bien plus aisés à mettre en œuvre et surtout d’être bien plus familiers par rapport aux efforts requis par les individus pour trouver leur(s) solution(s) à ces souffrances.


Voici ces trois concurrents que je relève après neuf mois d’activité :1) la famille[1] (souvent dysfonctionnelle[2]), 2) l’alcool, 3) les réseaux numériques (soi-disant « sociaux » alors que je constate que leurs effets sont inverses).


1. La famille


S’il y a un sujet récurrent, voire central, dans les conversations – que ce soit en cabinet ou en dehors – c’est la « famille », dans tous les sens du terme.

Il apparaît qu’elle joue un rôle de point de référence, premier tissu social[3] d’une personne. Elle est souvent vécue comme le premier – et parfois le dernier – environnement qui rassure. Il ne protège pas nécessairement, mais il rassure car c’est un environnement connu, familier. Quand bien même la famille – proche, voire immédiate, ou éloignée – porte atteinte à l’intégrité mentale, psychique, sociale, voire physique et financière d’une personne, elle demeure un point de référence car c’est un « danger » (ou une menace) connu, donc rassurant.


Je constate l’importance des efforts, parfois insurmontables, pour s’éloigner de, voire cesser tout contact avec, une famille. Plutôt une souffrance connue en groupe que de (re)gagner en autonomie dans la solitude de l’inconnu ?


L’environnement physique et humain joue probablement un rôle non-négligeable : la « vie de village » au XXIème siècle n’est pas celle des romans de Balzac ou Flaubert mais les « relations entre villages » sont bien plus denses que ne me le laissaient croire les distances. Pour beaucoup de personnes dépasser une certaine distance signifie pour des chercheurs ou chercheuses d’emploi par exemple, de s’éloigner de la famille, donc d’avoir le sentiment de ne plus pouvoir bénéficier aussi souvent et aussi rapidement du soutien – quel qu’il soit – que cette famille pourvoirait.


La « vie de famille » paraît suffisamment flexible pour accommoder les recompositions familiales, et contribue au rythme de la vie sociale en fournissant des occasions de se retrouver (anniversaires, mariages, apéritifs, contributions aux travaux de réfections des maisons, vendanges, etc.), des sujets de conversation, des objets de récriminations voire de haine.


La faiblesse du tissu amical et relationnel des individus peut renforcer l’importance de ces éléments familiaux, bien que je ne me rende pas compte si la loyauté entre membres de la famille est toujours prégnante, attendue ou exigée.


Je m’efforce de ne pas sous-estimer, dans les accompagnements que je propose, les efforts que doivent fournir ces clients confrontés à de tels environnements familiaux. Ces efforts s’ajoutent à ceux qu’ils doivent déjà intégrer tout au long de leur processus de guérison et qui portent sur leurs problématiques propres.


Parmi les effets contre-productifs que j’observe, il y a celui d’une certaine l’illusion de confort. Elle maintiendrait, sans que la personne ne puisse réaliser, un environnement connu – bien que pathogène – alors que ladite personne aspirerait à un changement (de comportement, de lieu de vie, de vision du monde, de croyances, etc.) dont elle ne peut prendre conscience.


Inversement, l’emprise familiale peut revenir à la charge alors que la personne a entamé un changement, qui souvent lui coûte – en temps, en émotion, peut-être en douleur physique, en argent, ou autre – depuis plusieurs mois. J’ai pu constater que dans certaines situations, ce retour en force de l’environnement familial peut remettre en question l’investissement déjà réalisé.

Peut-être que la « famille » est spontanément synonyme de « solidarité », ou de « filet de sécurité », et il est vraisemblable qu’il le soit. Malheureusement, elle semble présenter aussi l’ambivalence d’un poison d’autant plus doux qu’il est connu.


2. L’alcool


« La taverne est un lieu de fraternité ». Alexandre Astier, par la voix de Calogrenant dans la série Kaamelott[4], rappelle une évidence multimillénaire : le bar, la taverne, le café, sont des lieux de socialisation où tout peut arriver dans un cadre connu. Peut-être plus important encore, l’inconnu peut être vécu dans un environnement sécurisant, telle une rencontre amoureuse inattendue, un concert, un heureux hasard professionnel incongru, les retrouvailles imprévues entre ami(e)s, ou autre. Les restrictions de mouvements et les fermetures administratives imposées par les mesures visant à lutter contre la diffusion du COVID-19 ont mis en exergue ce besoin vital de rencontre, de festivité, d’échange pour les êtres humains.


L’alcool va souvent de paire avec l’expérience vécue dans un bar. Il est parfois même considéré comme un prérequis pour profiter pleinement de ce temps passé en société, hors de chez soi, peut-être à l’abri des angoisses, des contraintes ou des inquiétudes. L’alcool peut également être un refuge, « pour oublier » certes, mais tout simplement pour soulager – temporairement, car il ne supprime pas – la cause qui a incité à consommer, peut-être jusqu’au coma éthylique, l’alcool.


Ce que je n’avais pas mesuré, c’était les sommes que les personnes dépensent chaque semaine pour vivre ces moments de suspension temporaire de souffrance[5].


Je remarque que souvent, plus les gens boivent, plus sont exprimées des frustrations, souffrances, colères, peines, révoltes. L’objet de ces récriminations est presque toujours l’Autre (aussi bien des personnes que des situations, « le système », etc.).


Comme pour la famille, l’alcool est connu et familier. Mais il a un autre avantage : il n’est pas nécessaire de s’impliquer ni d’entretenir des liens pour bénéficier immédiatement de ses effets. Il suffit d’ouvrir son porte-monnaie ou son portefeuille[6]. Comparé aux efforts (temporel, psychique, émotionnel, peut-être sociaux, financiers, physiques) que peut requérir un démarche d’autonomisation qui peut s’étendre sur la durée, je peux comprendre que le recours à l’alcool soit préféré, à défaut d’être préférable.

Je trouve tristement ironique que les sommes dépensées dans ces consommations d’alcool pourraient être allouées à une démarche qui viserait à s’affranchir de ces récriminations pour ne plus subir devant les accidents de la vie, les héritages familiaux, les enfances subies et abîmées.


3. Facebook et Cie.


Ma plus grosse surprise est venue après quatre mois de pratique : je me suis (enfin ?) rendu compte combien les « réseaux sociaux » (qui ne le sont pas, et que je qualifie de fait de « non-sociaux ») numériques étaient omniprésents dans la vie des personnes qui venaient me consulter, et ce même alors que (ou justement, précisément parce que ?) leur environnement est rural.


Des zones blanches ont beau subsisté, je constate que le recours à ces réseaux non-sociaux impacte directement la vie et le comportement des individus. Peut-être cet impact se fait-il sentir de manière inversement proportionnelle à la densité de population. En gros : moins une zone serait peuplée, plus les individus ressentiraient dans leur vie réelle les effets d’une exposition – voulue ou non – sur les réseaux non-sociaux.


Peut-être est-ce cohérent : une moindre diversité dans les relations sociales – physiques et non pas virtuelles – et de plus longues durées de déplacement d’un village ou d’une ville à l’autre induiraient une obsession de « ne pas perdre le lien », le « contact » quand bien même ce lien et ce contact pourraient s’avérer délétères, voire mortifères pour les personnes[7]. La publication sur les profils Facebook et autres réseaux de commentaires, articles, messages peuvent blesser et créer une souffrance temporaire ou non. « Réagir », « ne pas laisser passer » l’insulte, l’insinuation, la mise en cause, est aussi un moyen de se sentir exister. S’il y a réaction – souvent violente –, c’est parce qu’il y a eu action, et l’individu se rend ainsi compte qu’il fait partie d’un « réseau » social qui existe réellement et en permanence puisque son prolongement numérique ne connaît pas de pause[8].


Je propose alors aux personnes qui me demandent de les accompagner de se ménager des instants de pause dans leurs activités numériques. Déjà pour la santé de leur cerveau, voire de leur corps ; ensuite pour leur permettre d’abaisser l’acuité des émotions ressenties à la lecture de messages publiés. Le sentiment d’être assailli, agressé voire nié dans son existence peut rapidement s’intensifier.

Je constate presque systématiquement pour ces problématiques combien il est éprouvant, voire physiquement insupportable, pour une personne de limiter son temps d’exposition à ces réseaux non-sociaux. Le besoin de stimulation cognitive ressemble à celui d’une addiction[9]. Cela permet également d’éviter de se recentrer sur soi, sur sa réalité physique, matérielle plutôt que numérique et immatérielle. Le lien entre cerveau/organisme et smartphone/réseaux non sociaux ressemble fortement à celui d’une addiction, au moins dans le comportement.


Si cette addiction peut s’avérer insidieuse et inconsciente chez certains, chez d’autres, elle est évidente et reconnue. Ce n’est pas pour autant que ces prises de conscience entraînent un désir d’autonomisation par rapport à la machine ou au réseau non-social. Un certain nombre de personnes n’hésitent pas à déclarer que cette sollicitation constante consentie est un moyen pour elles de « ne pas penser » à elles-mêmes, aux « problèmes ». Ces personnes dissoudraient-elles leur existence physique pour une exposition numérique ?


L’impact de ces trois concurrents que sont l’alcool, la famille dysfonctionnelle et les réseaux non-sociaux, pour aussi inattendus qu’ils fussent pour moi, se manifeste quasi-quotidiennement dans la rue, dans les bars, dans un cabinet, dans un supermarché, et bien sûr, chez soi. L’être humain est naturellement porté à maintenir une situation connue, bien qu’elle puisse lui nuire, plutôt que de changer de comportement, car par définition il ne peut connaître à l’avance l’amélioration dont il bénéficierait. L’organisme – physique comme psychique – a tendance à maintenir constant les paramètres de son environnement.

Cela étant, lorsque ces trois facteurs se rencontrent, je constate un effet multiplicateur dans la difficulté éprouvée à effectuer le changement désiré.

[1] Comprise dans son sens le plus large (recomposée ou non ; indépendamment du nombre de membres qui la composent ou du degré de parenté juridique, affective, ou biologique) ; la famille est l’ensemble des personnes avec lesquelles un individu estime qu’il a un lien de parenté. [2] C’est-à-dire qui porte atteinte à l’intégrité physique, psychique ou mentale d’une personne ; qui génère ou entretient des effets morbides inverses à l’autonomie ou autonomisation de cette personne. [3] Mais pas nécessairement affectif. [4] Kaamelott, saison 3, épisode 27 « l’assemblée des rois », 2ème partie [5]D’une certaine manière, je me réjouis pour les propriétaires de bars et de cafés ; je m’en réjouis moins lorsque les mêmes propriétaires doivent faire face aux consommatrices et consommateurs dont les comportements sont devenus anxiogènes voire dangereux pour les autres comme pour eux-mêmes (mais alors, elles et ils n’en ont plus nécessairement conscience), doivent réparer les dégâts matériels causés par ces personnes, traiter avec les gendarmes ou policiers pour des effets dont ces propriétaires ne sont pas la cause. [6] Ou bien de produire son téléphone : comme je peux le constater, le paiement par lecture optique d’une application sur smartphone devient de plus en plus fréquent. Ce qui pose souci en cas de rupture de connexion internet ou téléphonique. [7] Notamment lorsqu’il s’avère qu’il peut y avoir des conséquences concrètes de menaces ou d’intimidation exprimées sur les réseaux non-sociaux, que ce soit en public, en semi-public ou en privé. [8] Sauf en cas de rupture de connexion (par des intempéries, des travaux, etc.) – auquel cas, l’absence de prise de recul et la stimulation émotionnelle quasi-permanente permettent à un individu de s’imaginer tous les scenarii possibles, évidemment néfastes pour lui et qui appellent une correction, une compensation voire une vengeance pour un grief supposé, imaginaire mais totalement plausible puisqu’il correspond à la vision du monde et aux dynamiques relationnelles dysfonctionnelles qui président à ces échanges. [9] Des clients m’expliquent qu’ils sont saisis de tremblement, de sensation de manque « comme lorsque je n’ai pas de cigarette » lorsqu’ils s’efforcent de ne pas consulter leur téléphone dès que celui-ci s’allume ou bien pour s’occuper « les mains, l’esprit ».

 
 
 

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