Thérapeute en milieu rural 1/3 : une opportunité pour débuter une pratique
- Matthieu Viteau
- 31 mai 2022
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 19 juil. 2022
Lorsque j’ai commencé mon activité thérapeutique en septembre 2021, c’était 18 mois après le début des premières restrictions de mouvement en Europe due à la propagation mondiale du virus SARS-COV-2 (COVID 19). J’avais étudié au cours des mois précédents différents endroits en Europe où commencer à pratiquer. Je vivais en milieu profondément rural depuis deux ans et l’examen des croyances, des habitudes, des comportements – des pouvoirs d’achats également – locaux ne m’avaient pas convaincu de l’opportunité d’y rester. A cela s’ajoutait un cheminement personnel, qui se poursuit par ailleurs, qui me conduisait petit à petit à quitter là où je résidais.
La question de me rapprocher – ou pas – d’une grande ville ou, à tout le moins, d’un bassin démographique plus important, était définitivement une question centrale.
Pour un certain nombre de raisons, j’ai décidé de rester pendant quelques mois encore là où je vis depuis deux ans. Dans un milieu profondément rural, donc, en Union Européenne, qualifié par toutes et tous de « désert médical ». Cet article est le premier de trois où je partage mon retour d’expérience après 7 mois d’activité dans ce cadre. D’emblée, je considère cette expérience comme une opportunité aussi vertigineuse qu’incroyablement enrichissante pour mon début de pratique, et j’éprouve une profonde gratitude pour les clientes et clients qui m’ont fait – et me font – confiance pour les accompagner dans leur cheminement vers l’autonomie.
1. Une pratique quotidienne de l’humilité
1.1. Un affermissement de ma congruence
J’utilise « humilité » ici au sens de « lâcher prise », d’accueillir – parfois à défaut d’accepter – la réalité objective, surtout lorsqu’elle se traduit par une insatisfaction financière. Malgré mes renseignements et études de l’environnement humain dans lequel j’évoluais depuis deux ans, je me suis rendu compte au bout de cinq mois que l’activité professionnelle que j’escomptais n’était pas au rendez-vous. J’avais bien présent à l’esprit que la durée moyenne d’un lancement d’une activité professionnelle prenait deux ans ; et cette donnée théorique héritée de mes cours à l’université, à Science Po et de mes expériences professionnelles antérieures m’était confirmée par tous les professionnels avec lesquels j’échangeais (localement comme les différents lieux de prospections que je continuais de visiter).
Il n’empêche : cette insatisfaction devenait d’autant plus envahissante que nous sortions petit à petit des périodes de mobilisation pour traverser la pandémie. Je me disais que l’état psychique et la santé mentale des personnes s’étant altérés sur deux ans, je ne comprenais pas pourquoi il n’y avait pas plus de demande, et ce d’autant plus que nous sommes deux à proposer des services en thérapie dans un rayon de 60 kilomètres, et que je suis à proposer de la sophrologie.
Au final, je vis cette insatisfaction comme une source d’enseignement et une formidable opportunité d’appliquer et de vivre les Accords toltèques 2 (« n’en faites pas une affaire personnelle ») et 3 (« ne faites pas de supposition »). C’est aussi un rappel, voire l'application à moi-même et quotidienne des propositions et exercices que je suggère aux personnes qui me font confiance : je sens et je vis que ma congruence s’en trouve renforcée. J’envisage enfin cette insatisfaction comme une période temporaire, dont les sensations et émotions ressenties tout du long – et le travail que je fais vis-à-vis de celles-ci – vont me servir plus tard, lorsque je changerai de lieu de vie.
1.2. Une plongée immédiate dans le cœur de problématiques complexes
La complexité, c’est la description d’un système dont l’ensemble des parties interagissent de manière à ce que chacune influence les autres[1]. Par définition, la complexité est dynamique. C’est exactement comme tout être humain : c’est un animal[2] – c’est-à-dire que c’est un être biologique, donc un corps, qui peut se mouvoir (physiquement, mais également psychologiquement, voire psychiquement) – qui évolue au gré de ses expériences, de ses croyances, de ses intentions – de ses pensées – et de ses émotions. Un dépérissement est une évolution, bien que généralement non recherchée intentionnellement. Tout comme l’est l’affranchissement par rapport à une dépendance (affective, toxicologique, au jeu etc.).
Je ne m’attendais pas du tout à ce que dès les premières semaines une cliente me demande de l’aider à s’autonomiser et « à reprendre sa vie en main » alors qu’elle était suivie par une psychologue, une diététicienne, une kinésithérapeute, en plus de son médecin généraliste avec laquelle elle s’efforçait de réduire une dépendance à la morphine induite par un traitement débuté avec un autre médecin deux ans auparavant. A cela s’ajoutaient une enfance traumatique (maltraitance familiale, dont abus sexuels répétés par un membre toujours en vie) dont elle portait toujours les conséquences, les décès – également traumatique – de ses deux parents en l’espace de deux ans, et des relations dégradées avec sa famille proche.
Quelques semaines plus tard, c’est une femme atteinte d’une endométriose suffisamment sévère pour condamner toute possibilité de procréer, des migraines handicapantes diagnostiquées comme étant causées par un stress omniprésent et intense. Elle s’était fait opérée pour des problématiques de dos quelques mois auparavant. Si sa situation professionnelle et financière s’annonçaient florissantes (elle venait de reprendre un commerce et la clientèle abondait), elle se disait souffrir d’une profonde perte de confiance en soi, liée notamment à cette incapacité de porter un enfant. Son compagnon semblait difficilement accepter cette réalité, quand bien même le couple vivait en confiance et s’avérait solide et source d’enrichissement mutuel.
Quelques mois plus tard, c’est un homme de trente-cinq ans, qui désirait que je l’accompagne à vivre « enfin sa vie, et surtout à offrir à ses enfants le contraire de ce que lui a vécu dans son enfance ». De fait, son enfance avait été traumatique (maltraitance, violences importantes par la famille, entre autres) jusqu’à ses dix-huit ans, où il avait fréquenté pendant plusieurs années des organisations criminelles, avait été condamné pour acte de torture. Entre temps il avait développé une dépendance à l’alcool et à la morphine – cette dernière ayant été utilisée pour soulager la douleur liée à un traitement pour soigner un cancer contracté à trente ans.
Dès le début, j’ai été admiratif du désir, de l’énergie, que déployaient ces personnes – et d’autres – dans leur autonomisation. Cela requiert énormément de courage dans le milieu social – voire sociétal – où ces personnes évoluent, où j’évolue aussi. Ces démarches tout comme les efforts qu’elles induisent peuvent s’avérer remarquablement épuisants, avec doutes, remises en question devant la lenteur des évolutions attendues. Le sentiment d’ « humilité » que je ressens ici vis-à-vis de ces personnes, c’est un sentiment d’effort commun pour dépasser une situation temporaire, qui ne définit pas la personne qui vient me voir. Ce qui m’importe, c’est comment la personne s’envisage à terme, c’est l’énergie qui l’anime pour vivre selon les propres croyances, perceptions qu’elle considère inadaptées désormais, c’est cette énergie qui va lui permettre d’évoluer pour s’aligner avec elle-même.
Les premiers mois, je me demandais si je ne vivais pas les romans de d’Emile Zola ou bien la comédie humaine de Balzac, mais avec des smartphones et les réseaux non-sociaux en plus[3].
L’insatisfaction financière (et comptable, donc) que j’éprouve de temps à autre avec plus ou moins d’intensité disparaît presque devant la richesse de l’alliance thérapeutique qui s’est créée avec les personnes qui m’ont fait – et me font confiance –. Les problématiques auxquelles ces personnes font face ne paraissent pas "spécifiques à la campagne", bien que leur vécu et leurs manifestations puissent différer des mêmes situations rencontrées "en ville" (y compris les plus grandes, où elles sont peut-être moins visibles du fait de la densité de population).
2. Une formidable occasion d’approfondir la méthodologie de ma pratique
Le faible volume – selon moi, mais tout à fait légitime selon les autres – de ma clientèle me permet de développer une alliance thérapeutique forte. Le docteur en médecine avec laquelle je partage la maison de santé, et qui est le médecin référent de presque la totalité des personnes qui viennent me voir, m’informe des évolutions dont on lui fait part ou qu’elle constate d’elle-même.
Je sais ainsi qu’une femme a cessé de consommer depuis trois mois les bâtons de morphine auxquels elle était dépendante. Je l’ai croisée par hasard, et elle a effectivement physiquement changé. Ce changement était le fruit d’une « reprise en main » de son régime alimentaire et diététique. Elle connaît toujours des hauts et des bas, son environnement social semblant œuvrer contre ses efforts. Mais elle poursuit sa reconstruction.
Je sais également qu’une autre cliente tire grand bénéfice des outils sophrologiques que je lui ai transmis et son niveau de stress est devenu plus supportable. Elle se sent prête pour passer à un autre niveau d’effort.
Ces succès – car ce sont des succès, d’abord pour celles et ceux qui en paient le prix (émotionnellement, physiquement, socialement, voire financièrement) –, je pense qu’ils se produisent grâce à l’attention et à la rigueur que je porte à l’anamnèse, à l’alliance thérapeutique, à l’établissement des protocoles proposés et à leur ajustement, aux textes[4] que je rédige et personnalise.
En d’autres termes : si j’avais eu une clientèle plus importante dès le début de ma pratique, peut-être que je n’aurais pas bénéficié de ce temps de mise en pratique tangible des méthodologies que l’on m’a transmise.
Ce temps involontairement trop lâche, je l’utilise pour me former en continu, pour travailler les séances de supervision que je réalise avec une psychologue et de préparer la seconde forme de mon projet professionnel.
J’avais la conviction en m’engageant sur la voie thérapeutique qu’elle m’enrichirait tout autant que j’accompagnerai les individus sur leur chemin d’autonomisation. Ces sept premiers mois me le confirment. C’est un enrichissement mutuel, et chacune de ces personnes contribuent à leur manière à aiguiser mon savoir-être, ma sensibilité, ma présence pour être au plus juste dans mon accueil thérapeutique.
[1] Pour plus d’information, voir la pensée d’Edgar Morin, dont un aperçu est donné ici [2] Le philosophe grec antique Aristote a décrit son intuition selon laquelle « l’homme est un animal politique » dans son traité Les Politiques. [3] Je reviendrai sur mes trois « concurrents » que sont l’alcool, la famille (dysfonctionnelle) et les réseaux numériques à prétention « sociale » dans un second volet de cette série. [4] Pour les séances de sophrologie
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